Les îles
- La plume et l'ancre
- 18 août 2020
- 9 min de lecture
Dernière mise à jour : 5 sept. 2020
Il y a quelque chose d’irrespirable.
Une vague. Une vague de canicules. Le climat se réchauffe, on le sent. Une vague d’intolérance. Des épidémies de médisance. De méfiance. Des barricades et des étendards qui s’érigent entre chaque individu, les polarisent. Noir ou blanc. Pour ou contre. Le silence du confinement s’est rempli de débats de sourds et il fait de plus en plus chaud.
Après avoir fait tomber les murs voilà qu’on les reconstruit.
J’ai l’étrange impression d’être replongée dans L’Aveuglement, le roman de José Saramago, où cette épidémie mystérieuse et fulgurante frappe de cécité l’ensemble d’une population, avec les quarantaines et les pénuries qui s’en suivent, et qui prend soudainement, à travers son grand symbolisme, des allures prophétiques. Peut-être que cette épidémie qui nous secoue cette fois en est une de surdité.
Nous sommes devenus des îles.
Qui ne savent plus comment se parler. Se toucher. S’écouter.
Qui ne savent plus comment se rejoindre.
Et pourtant. Notre nature humaine, ou je dirais vivante, nous pousse à nous relier. Nous avons cette soif de liens et d’échanges. C’est la pulsion qui nous anime. À chaque instant. À chaque clic. Se relier. Aux autres, à la nature, à l’univers.
Depuis les derniers mois, des images du film The Atomic Cafe me reviennent en tête. Dans ce documentaire de 1982, créé à partir d'archives de l’époque de la guerre froide, on y retrace les mesures gouvernementales mises en place pour protéger les citoyens américains d’une éventuelle attaque nucléaire. Il est très éclairant et même ludique de voir, avec le recul, les différentes façons de réagir collectivement à une menace nouvelle, de gérer nos peurs. Il y a quelque chose qui résonne avec notre époque. Et une question émerge, entre autres. Est-ce que les pouvoirs de la science, de la politique et de la religion sont aptes à prendre entièrement seuls en charge la protection des individus?
Et qu’en est-il de nos voix intérieures? La petite voix qui vient des entrailles. Celle qui sait des choses sans les avoir apprises. Ou celle qui doute.
Peut-être qu’en temps de guerre, tout se polarise, inévitablement, en deux camps: ceux qui sont pour la nation et ceux qui sont contre. Et finalement, on glisse vite à dire que ceux qui ne sont pas pour sont contre. Et devant la menace, on ne peut se permettre de tolérer les gens qui sont contre la nation.
Il me semble que la vérité, si telle chose existait, se situerait quelque part au milieu. Dans un éventail de nuances. Dans un spectre encore plus vaste que celui d'un arc-en-ciel... Vérités, au pluriel.
Quand les premières mesures de confinement ont débuté, ce vendredi 13 du mois de mars, j’étais en voyage, loin de toute l'actualité. Quand je suis rentrée au Québec deux semaines plus tard, j’ai eu un choc. Je ne reconnaissais plus mon pays. Ma famille. Mes amis. On me répétait les directives sanitaires, il fallait me laver les mains, porter un masque, des gants, respecter la distanciation sociale, rester chez soi. Mes proches m’envoyaient en plusieurs copies la nouvelle brochure des recommandations du gouvernement - gouvernement que soudainement tout le monde louangeait. J'ai eu l'impression d'atterrir en pleine science-fiction.
Étais-je partie si longtemps? Qu’est-ce qui s’était passé pendant mon absence? À la radio, on passait aux cinq minutes les mêmes messages, qui avaient tout du ton de la propagande, qu’on étudie largement pendant nos études en Communication, et qui martelaient tout cerveau à une réalité unique et universelle. «Je sauve des vies, je reste chez moi.» Il devenait quasi impossible de ne pas l’accepter comme un fait incontestable. Voilà que la radio, les réseaux sociaux, les voisins, les membres de ma famille et mes amis parlaient tous d'une même voix. Tout le monde était d’accord.
J’ai été envahie par une profonde tristesse, inexplicable. Comme si quelque chose de précieux était en péril.
Dans la solitude de ma demeure, avec mon garçon de 3 ans qui n’a plus revu ses amis pendant 43 jours, j’ai eu peur.
Pas que je désapprouvais l'idée de rester chacun chez soi. Je trouve même que ça a beaucoup d'avantages, pas seulement pour freiner une maladie contagieuse. Je pratique depuis longtemps les vertus de l'immobilité, du travail à domicile et de la retraite; ma vie habituelle ressemble à s'y méprendre à une quarantaine, et c'est aussi mon mode de création de prédilection. Il y avait quelque chose d'intéressant, dans ce grand ralentissement. Comme il y a quelque chose de beau, également, dans cette incroyable et redoutable force de mobilisation d'une collectivité (et dont on peut choisir de faire usage sans attendre d'y être obligé.)
Ce qui m'a fait peur, c'est l’application systématique des mesures, sans distinction, sans exception, et de la détresse dans laquelle plusieurs personnes allaient être plongées, en silence. Comme si le gros bon sens avait foutu le camp.
Cette conformité subite m’a ébranlée. M’a inquiétée.
Ce qui me fait peur, c’est que l’espace pour les remises en question et les nuances se rétrécisse à vue d’oeil sur la place publique. Puis que cet espace se rétrécisse aussi dans nos esprits. Il n’y a pas pire confinement que celui de l’esprit.
Il faut pouvoir le dire. Que l’application de règles de manière rigide, en pensant qu’on est tous pareils et qu’on doit s’uniformiser sans discernement, sans souplesse, a provoqué et provoque des situations inhumaines et inacceptables. Chacun ces temps-ci a ses raisons de s'indigner. J’en ai aussi, ce sont les miennes. Quand je pense aux éducatrices en petite enfance qui se sont contraintes et épuisées à appliquer des règlementations et des équipements improvisés sans aucune cohérence avec la réalité de leur travail, déjà extrêmement exigeant et peu reconnu (et qui mériteraient aussi d’ailleurs qu’on les fasse passer à 25$/h). Quand on pense qu’il est question d’enfants. En pensant aux parents, qui se sont contraints de laisser leur poupon sur le pas de la porte, sans les accompagner, dans leurs premiers pas à la garderie, sans intégration, auprès de visages inconnus et qui plus est, masqués. Je pense que toute mère, ou tout père, ressent que c’est contre-nature. Contre son intelligence intuitive. Contre sa sagesse profonde. Ça existe, ça aussi. Il n’y a pas que la science mesurable. Il faudrait qu’il y ait de la place pour l’intuition aussi. Côte à côte. Dans le dialogue. Ce serait de toute beauté, la richesse du métissage qui en découlerait.
Il faut avoir le droit de dénoncer le lot d'aberrations qui nous guettent, quand un père se fait dire, à la reprise des classes en mai dernier, qu’il ne peut pas entrer dans l’école porter le lunch oublié de son enfant, à défaut de quoi la prochaine fois, son enfant ne mangera pas. Oui, c’est arrivé. Ça arrive. Quand on essaie d’appliquer les règles à la lettre. Quand ça devient militaire. Et je n’ose pas penser à certains accouchements, voire des décès, qui se sont déroulés ou se dérouleront dans des conditions inhumaines, et insensées.
Il faudrait pouvoir le dire sans recevoir l’étiquette d'être anti-quelque chose. Je ne suis anti rien. Je suis simplement quelqu’un qui s’est toujours permis de cultiver des doutes sains et de remettre en question une directive qui m’était émise, peu importe de quelle source elle venait. J’ai longuement pesé et étudié la question, en lisant une documentation de sources diverses sur le sujet des vaccins, avant de décider de faire vacciner mon garçon. Et ça ne fait pas de moi une pro-vaccin.
De la même façon, si tous les médecins et le Ministère de la santé publique m’avait fortement déconseillée d’allaiter mon bébé, parce que selon les études scientifiques, le lait maternel aurait été moins bénéfique que les préparations du commerce, quelque chose en moi, quelque chose de stocké dans mon cerveau reptilien, dans mes entrailles profondes, quelque chose de contraire à mon sens de la logique, à mon intuition, m’aurait poussé à le faire quand même. Ou à tout le moins, à douter. Je pense que toutes les mères qui ont suivi cette recommandation, qui ont écouté leur médecin, à l’époque, ont eu ce doute.
Vivre est un constant calcul de risques. Sans s’en rendre compte, à petite dose, on glisse vers une tendance sournoise à vivre en fonction de ce qui est légal ou non. De ce qui est socialement acceptable ou non. Il faut pouvoir se poser la question, si on fait quelque chose parce que c’est obligatoire, ou parce que ça fait du sens.
On a oublié d’écrire en petits caractères en bas du règlement : « Nonobstant les règles écrites ci-haut, veuillez toujours vous référer à votre gros bon sens dans l’application des dites règles. Si la vie ou la santé d’une personne, qui plus est celle d’un enfant, ou de tout autre personne vulnérable, est menacée par l’application d’une des règles ci-haut mentionnées, veuillez évidemment prioriser toutes mesures immédiates et nécessaires pour maintenir l'intégrité, physique ou mentale, de la personne concernée. Toute situation inhumaine ne devrait prévaloir sur le présent règlement. »
Ça va de soi, il me semble, mais il aurait peut-être fallu l'écrire.

Je me souviens de cette dame, à l’épicerie, au début des mesures de distanciation, alors que je faisais mes courses pour la première fois, au sortir de notre quarantaine. Mon garçon était assis dans le panier, son doigt s’était coincé entre les tiges de métal et j’essayais de toutes mes forces de soulever la barre pour le dégager. Cette dame, qui observait la scène à 2 mètres de nous dans l’allée, me disait qu’elle viendrait bien m’aider si ce n’était de la distance à respecter. Puis, voyant que je n’y arrivais pas seule, elle m’a dit: « Je n’ai pas peur ». Je lui ai expliqué que le risque était très faible étant donné qu'on sortait tout juste de quarantaine. Elle s’est avancée et elle est venue à notre aide, et à deux, on a immédiatement réussi à décoincer le doigt de mon fils.
Parce que, parfois, la chose juste à faire, n’est pas la chose légale. Légale et juste, voilà qui devraient aller de pair. Mais parfois, la chose juste à faire est de traverser le 2 mètres pour porter secours à son prochain. Parfois, c’est de donner un câlin à quelqu’un qui est en train de mourir par en dedans. Des manifestations humaines d’une simplicité évidente il y a quelques mois à peine, et qui sont devenus des gestes de rébellion.
Quand je travaillais à un reportage sur le corps policier, dans mes premières armes comme vidéaste, nous avions obtenu une entrevue de fond avec le président de la Fraternité policière de Montréal. Je me souviens qu’une des choses sur lesquelles il avait insisté, en parlant des qualités d'un bon policier, était le sens du discernement.
Établir et suivre des règles pour le bien-être collectif, c’est noble et nécessaire. Suivre des règles sans discernement, c’est dangereux. Vouloir convaincre tout le monde qu’on a raison, aussi, est dangereux. Et stérile. Les limites sont minces. On peut les franchir sans même s’en rendre compte.
Il n’y a pas deux groupes. Les idiots et les sensés. Les gentils et les méchants. Les altruistes et les égoïstes. On peut tous être l’idiot de quelqu’un. On est tous égoïste (et altruiste) à notre heure. À vouloir éteindre les voix dissonantes, les voix contraires à la nôtre, celles qui fragilisent notre point de vue ou qui résistent au ralliement populaire, quelque soit le débat, on va vers une inquiétante consanguinité de l’opinion.
Dans un nouveau monde, où l’hyper-encadrement pourrait devenir la norme, expropriant chaque jour un peu plus de notre jugement personnel et notre intelligence intuitive, on aura besoin plus que jamais des libres penseurs, des esprits critiques et créatifs, pour nous rappeler nos vérités propres et pointer ce qui est inhumain et inacceptable dans l'uniformisation des idées et des comportements.
L’uniformisation ne nous relie pas. Elle nous isole les uns les autres. Ce qui nous relie est notre unicité. Notre singularité. Notre diversité. Notre dissemblance. Notre divergence de points de vue. Nos aspérités. L’uniformisation nous rend lisses. Elle empêche les connexions entre nous. La préhension. La compréhension. Du latin comprehendere : « saisir ensemble », « embrasser par la pensée ». Il y a bien une dimension tactile dans cette notion, qu’on peut définir par la « qualité par laquelle on comprend autrui », aussi synonyme de bienveillance, d'indulgence et de tolérance.[1]
La compréhension passe donc par la capacité de saisir et d’embrasser. Et j’ose émettre l’hypothèse que la diminution des contacts - déjà fragilisés dans le passage à l'ère numérique - par la distanciation, le cloisonnement des espaces, la consommation de la culture majoritairement en ligne, ainsi que le travail, l’enseignement, et la communication à distance, augmentera les incompréhensions, l’intolérance et le manque d’indulgence.
J’écris aujourd’hui, parce que je ressens cette peine. Collective. D’être chacun sur son île. Dans la cité. Dans nos maisons. Devant nos écrans.
Et derrière cette peine, je sens le cri étouffé. Comme une veille d’orage, qui ne sait pas par où éclater. Comment recréer ce groupe? Cette perméabilité? Cette appartenance au vivant? Et cette crainte aussi, de ne pas savoir jusqu’où ira la déconnexion. Parce que c’est bien de déconnexion dont il est question ici. La déconnexion au vivant, aux autres. Et à soi-même.
Et toutes ces tensions qui montent, ces murs d’incompréhension qui se dressent et ces dialogues de sourds, à fleur de peau, c’est peut-être au fond, notre façon maladroite de crier notre profond besoin de se retrouver.
Retrouver notre essence.
***
[1] Le Petit Robert, 2013
Merci à Ian Oliveri pour le regard critique et les échanges constructifs
* Pour faire voyager les idées, soyez libres de partager ce texte sur vos réseaux
J’aime beaucoup vous lire.
Et vous relire.
J’aime ressentir au quotidien cette transpiration de douleur et de poésie. Des mots qui soignent notre passage et qui rassemble l’intelligence.
Bravo !
Voilà un texte pesant de bon sens comme une tonne de briques, mais et soyeux comme la plume l'a rédigé , j'aime beaucoup!