Le saut de l'ange
- La plume et l'ancre
- 19 avr. 2023
- 4 min de lecture

Je ne fais pas ça habituellement. Sauter dans le vide sans parachute.
Je planifie longuement, fais des recherches et évalue toutes les options, prépare des scénarios A, B, C, D et m'assure que j'ai des filets de sécurité avant de faire un bond. Surtout depuis que j'ai un enfant.
Dernièrement, j'ai dû pour plusieurs raisons retirer mon fils de l'école qu'il fréquentait. Sans savoir ce qu'il adviendrait de la suite, en craignant l'impact sur mon fragile équilibre de mère monoparentale. Renonçant une fois de plus aux projets que je venais de reprendre et à une entrevue pour un boulot bien rémunéré. Toutes les avenues que j'avais explorées depuis l'automne dernier, présageant le naufrage à venir, avaient débouché sur un cul-de-sac. Toutes mes tentatives pour le faire changer de classe ou de niveau, et mes démarches auprès des autres écoles autour s'étaient butées sur des portes closes: classes qui débordent, manque de profs, manque de ressources. La perspective de l'école à la maison n'était pas non plus une solution dans notre cas.
Sans savoir où on atterrirait, tous mes scénarios chiffonnés dans la poubelle, j'ai pris mon courage de mère-château-fort à deux mains, j'ai fermé les yeux et j'ai rassemblé ce qui me restait de foi en la vie avant de me lancer dans le vide. La peur au ventre et même pas de plan B.
C'est dans cet infime flottement, enveloppés dans l'éther de notre vol plané, la routine éclatée et l'agenda au diable, qu'une porte s'est ouverte. La seule qui menait à notre juste place. Celle à laquelle je n'avais pas pensé. La petite école du village où j'ai mon chalet - ma petite maison-refuge, mon havre d'écriture - cette petite école de 27 enfants avait une place pour mon fils, pour qu'il puisse y terminer sa maternelle. Dans un milieu qui convenait à son besoin de calme, d'apprentissage, de chaleur humaine et d'encadrement.
En quelques jours, j'ai quitté nos repères familiers, réorganisé notre vie, déménagé les essentiels et de quoi faire des lunchs, puis couru acheter des duo-tangs de toutes les couleurs. Mon fils a fait ses premiers pas dans sa nouvelle classe de 7 compagnons qui l'accueillaient déjà par son nom. L'atterrissage s'est fait en douceur, comme sur un cocon de ouate. Voilà ce qu'on me demandait. Me laisser tomber sans filet, pour une fois. C'était ma confiance en la vie qui était à l'examen.
À peine arrivés, j'ai senti un calme et un bien-être affluer instantanément, comme quand on ouvre le robinet en sortant du désert, étonnée par cette fluide facilité. Dès le premier matin je reprenais l'écriture en même temps que je retrouvais mon souffle. L'écriture longuement délaissée depuis l'automne, reléguée au dernier rang après toutes mes obligations, reprenait aujourd'hui sa place légitime, au même moment où mon garçon retrouvait la sienne. Tout ce qui était ardu et embourbé d'obstacles venait de se dissiper comme une brume opaque qui n'avait jamais été autre chose qu'illusoire.
Mon fils qui faisait une crise chaque matin pour ne pas aller à l'école, qui éclatait son malheur dans l'entrée chaque jour de la semaine, jusqu'à ce qu'on pleure inévitablement tous les deux; mon fils était maintenant dehors tout habillé bien avant l'heure, attendant fièrement l'autobus scolaire qui s'arrêtait comme un miracle rutilant devant la porte de notre chalet. Lui qui s'éternisait devant l'école, me retenant par tous les moyens dans une interminable litanie d'aurevoir, me suppliant de ne pas partir, me quittait aujourd'hui en montant fièrement dans l'autobus, sans épanchement, léger, avec un grand sourire troué d'une dent. Cette dent qui hésitait au bout d'un fil depuis des semaines venait de tomber, finalement, comme si elle aussi s'était décrochée sous l'impulsion de notre lâcher-prise.
Alors que je m'acharnais à forcer des portes qui me résistaient, m'indiquant pourtant par le mutisme de l'impasse que notre place était ailleurs; alors que je me butais à ma conception et mes projections de ce que je croyais devoir être le meilleur environnement pour nous; la vie en les défaisant une par une sans me laisser entrevoir l'heureux dénouement voulait m'enseigner l'épreuve ultime de la foi. Elle avait un plan pour nous et je devais lui laisser les rênes.
Le vertige est peut-être la peur de laisser partir ce qui nous est familier pour aller vers l'inconnu, ce vers quoi nous nous sentons aspirés.
*
En l'espace d'un instant, j'ai effectué un déménagement express, réinstallé notre quotidien et orchestré l'intégration de mon fils à sa nouvelle école; j'ai réservé le voyage au Mexique que je me promettais de faire depuis des années, malgré l'insécurité qui planait, sans savoir que la vente de ma minivan quelques jours après allait renflouer mes finances, question de tester si j'avais bien intégré la leçon. Et le flot de la création s'est remis à circuler. Dans ce lieu et cette vie toute simple que j'avais quittés en pensant trouver mieux, je me suis remise à faire ce que j'aime, tout naturellement, comme si ce geste m'attendait ici, depuis tout ce temps. Là où je croyais qu'on avait besoin de plus, en réalité nous avions besoin de moins.
Je revenais quelques années plus tard au point de départ, à cette maison qui était la même, à son rythme enraciné. Cette maison et cette forêt où j'ai toujours trouvé l'ancrage et la paix. La maison était la même mais moi j'avais changé. Le parcours m'avait transformée.
À l'aube du printemps, assise devant la mer turquoise et l'horizon indigo du golfe du Mexique, en pleine relecture de l'Alchimiste, je souris en pensant aux vagues, aux boucles de vie et à nos chemins jamais droits.
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