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La chenille et le temple

Dernière mise à jour : 28 janv. 2021


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On va s’asseoir, toi et moi, une en face de l’autre. Je n'ai pas encore eu le recul nécessaire pour bien saisir tout ce qui vient d'arriver, pendant ce qui m’a paru être une année-lumière, mais je voulais te dire merci. Oui, toi, 2020.

Je vais te le dire tout de suite au cas où je change d’idée.


Je voulais te dire merci de m’avoir tout enlevé, ou presque. Momentanément ou définitivement. Subitement ou graduellement. Merci de m’avoir permis de goûter à l’abondance du vide. À la richesse du dépouillement.


Merci de t’être acharnée à défaire systématiquement la planification de chacune de mes journées. J'ai résisté et je t'en ai voulu, avant de lâcher prise et de comprendre que ce que j’avais prévu n’était peut-être pas nécessairement la meilleure chose qui devait se passer. J'ai mis du temps à te faire confiance. À avoir foi en ces forces inconnues qui m’englobent et me dépassent. Moi qui suis une battante, opiniâtre et entêtée. En sabotant mes plans et ma liste d’objectifs, c’est à mon égo que tu t’es attaquée. Jusqu'à ce que ma tour de contrôle cède et ouvre la porte à la rencontre d'une volonté plus grande que la mienne.


Merci d’avoir été ce maitre impitoyable de résilience et cette leçon forcée d’humilité.

Merci de m’avoir arrêtée en pleine course, alors que l’objet de nos quêtes effrénées avait depuis longtemps été perdu de vue. Merci d’avoir ébranlé tout ce qui était bancal, toxique, faux, trop lourd, pas à moi, prêt à partir, non essentiel ou en attendant. Suffisamment pour qu'il se détache enfin. Comme on se décide un jour à aller porter tout ce qui nous encombre au bazar. Merci d'avoir été cette occasion secrètement espérée de prendre soin de nos espaces profonds.


Merci d'avoir asphyxié mon temps pour que j'apprenne en accéléré l'art d'aller à l'essentiel.

Merci d’avoir ranimé nos potentiels endormis, ankylosés par l’habitude et la facilité.

Merci d’avoir exacerbé les aberrations, les incohérences, les injustices, les dysfonctionnements, à un tel degré d’absurdité et de dissonance que nous soyons tirés de la somnolence. Que nous puissions ressusciter à nous-mêmes.

Merci d'avoir permis de retrouver la connexion avec ce qui nous indigne, ce qui nous fait vibrer, ce qui nous importe. Bref, avec ce qui nous fait sentir vivants.


Merci d'avoir révélé que de penser planifier un agenda sans tenir compte de la Nature, pour accéder à nos objectifs personnels plus rapidement, à la maitrise de notre bonheur compartimenté en bullet journals, était une illusion de courte durée. Merci d’avoir mis fin au règne du mental, du productivisme, et au coup d’état de la pensée linéaire.


Merci de m’avoir rompue pour que les mille possibilités de mon âme puissent enfin se libérer. Pour que je puisse tout réapprendre. Devant la table rase de mes certitudes consumées. Merci d’avoir fait toute cette place, pour que ce vide soudain se remplisse de nouvelles pertinences. Pour qu’une clarté puisse poindre dans tous les recoins autrefois encombrés de repères réconfortants.


Merci de m’avoir enseigné à ne rien prendre pour acquis et à apprécier ce qui reste. Moi qui, n'ayant connu ni guerre, ni grande crise, ni catastrophe, n'avais été préparée à une quelconque interruption dans le cours "normal" des choses. Rien de majeur dans ma vie, à part quelques expériences de voyage - qui demeuraient exotiques tant que j'avais un billet de retour - ne m'avait préparée à la privation et au rationnement de mes libertés. Je ne sais encore pas comment y réagir.


***


Je n'ai pas encore fait mon deuil ni réalisé pleinement ce qui a été perdu et qui ne sera plus jamais pareil. Pour le meilleur et pour le pire. De toutes les contraintes, outre la restriction de voyager, l'effacement de la communication par le toucher est celle qui m'apparait la plus cruelle.


Cela nous renvoie à l'impératif de s'aimer soi-même. De se réappartenir.

En étant contraints de porter un masque, nous sommes confrontés à l'obligation d'être plus vrais que jamais, de fouiller tout ce qui nous reste de mensonges, d’illusions et d'impostures.

Et si on voyait, sous l'assignation à demeure, une invitation à ne plus se fuir.

Alors on verrait peut-être, sous tes déguisements de malédiction, le service que tu nous rends. Merci d'avoir provoqué cette rencontre et d'avoir insisté obstinément sur le travail que j'avais à faire pour ne plus me perdre dans les autres. Tu es bien tombée, finalement.


Merci d'avoir mis en lumière les maillons faibles de la société, les failles du système et d'avoir exposé à la une les visages de nos solitudes.

Merci d'avoir fait émerger le souvenir de nos interconnexions et de nos fragilités. De nous avoir réunis subitement, sous le même prétexte, pour nous rappeler que nous n'avons jamais cessé d'être dans le même bateau. Dans le même village.


Depuis combien de temps avions-nous un peu fermé les yeux sur les plus vulnérables et les aînés, parce que c’était plus confortable de pouvoir poursuivre l’atteinte de nos objectifs personnels sans être ralentis? Est-ce qu’on n’avait pas mis tout ce qui incarne la décroissance derrière des murs, des quartiers, des retranchements? Ce déclin, cette chute et ces vulnérabilités que nous portons tous en nous. Et qui nous font si peur.

Sommes-nous tout à coup devant nos plus grandes peurs?

Est-ce que cette inéluctable et nécessaire réalité de la décroissance ne devait pas nous éclater au visage pour retrouver sa juste place et rétablir l’équilibre du vivant?


Est-ce qu'on n'avait pas déjà pris le train à toute vitesse de l'ère numérique, sacrifiant sur l'autel du progrès technologique la chaleur humaine de la majorité de nos échanges désormais virtuels. Pourquoi s'en plaindre alors maintenant? Est-ce que de nous en priver soudainement n'étale pas le paradoxe au grand jour? Comme si on était pris en flagrant délit de paresse et d’indifférence, et qu'il avait fallu nous enlever le choix pour qu’on réalise la valeur irremplaçable de cette présence, de ces vrais contacts qui s'étiolaient sous notre regard impassible.


Est-ce que les salles de cinéma n'étaient pas déjà délaissées, vivotant, presqu'au bord de l'agonie, au profit de la consommation de la culture en ligne? Est-ce qu'on n'avait pas déjà oublié le caractère sacré et précieux de ces messes culturelles que sont le théâtre, le cinéma et le spectacle? Est-ce qu’on n’avait pas déjà déserté les places publiques, les assemblées politiques, les conversations en personne ou de vive voix? Préférant l'efficacité de quelques caractères expédiés.


Est-ce qu’on n’était pas déjà rendu à l’apogée du confort de notre salon? À l’acmé de l’individualisme et du je-m’en-foutisme? Est-ce qu’on n’était pas en train de tendre vers un excès de cocooning, de cinéma maison, d’aseptisation des rapports humains? Est-ce qu’on n’était pas justement rendu tout près de la quasi totale désagrégation du tissu social?

Pris chacun dans nos bulles. Est-ce vraiment nouveau? Y être obligés maintenant, c'est comme mettre en évidence l'aberration consentante dans laquelle nous baignions sans se débattre.


Merci de nous avoir insufflé la nostalgie des vraies rencontres. Merci d'être cette traversée du désert qui nous fait apprécier le goût de l'eau. Cette plongée en apnée, qui nous fait réaliser à quel point il y a longtemps qu'on n'avait pas respiré à pleins poumons. Merci de nous avoir révélé la violence et la tristesse de notre individualisme, alors qu'on était sur le point de sombrer dans un sommeil profond.


Est-ce qu'on n'avait pas perdu l'essentiel de vue, depuis assez longtemps pour que nos vies soient devenues de pâles copies de ce à quoi nous pouvons aspirer de réellement grandiose? Des vies emmitouflées où il ne nous arrive plus grand chose. Où on a remplacé les grandes chevauchées par des projets de rénovation.

Cet électrochoc est peut-être la réanimation que nos âmes appelaient tacitement.


Peu importe par qui cette ironie du sort a été orchestrée, qu’elle vienne d'une cause humaine, naturelle ou surnaturelle, on se croirait dans une fable de Lafontaine. Ou une hyperbole. En soulignant le message avec tant d'emphase qu'il ne puisse plus échapper ni au regard ni à la conscience.


***


Y en a qui pourraient vouloir t’oublier. Moi j’espère que je me rappellerai de toi. Comme je veux me rappeler de toutes mes traversées du désert, réelles ou figurées.


Et tant qu’à y être, merci à toutes les offres d’emploi que je n’ai pas obtenues en 2018 et 2019 parce qu’on refusait ma demande de télétravail. Parce qu’aujourd’hui je trouve ça très drôle, et parce que ça m’a permis de confirmer que ma place était comme cinéaste et comme auteure. Parce que des fois, les cadeaux sont mal emballés.


Et finalement, merci au chaos qui est entré dans ma vie il y a 4 ans, et qui m’a donné une petite longueur d'avance sur 2020. Voir même l’impression que le reste de la planète venait de me rejoindre.


J’ai appris récemment que, quand un enfant fait un bond de croissance, et qu'il passe d'un stade de développement à un autre, le cerveau déconstruit des acquis pour reconstruire de nouvelles structures internes. Il doit passer par une phase de désorganisation, souvent accompagnée de crises et de régressions, pour pouvoir ensuite recréer une nouvelle façon, plus complexe, de comprendre le monde. Autrement dit, l’enfant doit régresser pour avancer. La décroissance fait partie du processus de croissance. Notre entité vivante, dont nous serions chacun une petite parcelle, fonctionne peut-être comme ça aussi. Nous sommes peut-être en train de changer d’âge. En pleine déconstruction. En pleine crise.


***


Alors que 2021 débute comme un long carême, la plupart d’entre nous n’avons probablement pas encore eu le temps de réaliser comment nos vies ont changé. Nous ne savons pas ce qui est en train d’arriver. Combien d’années ces nouveaux paradigmes feront partie de nos vies? Probablement suffisamment longtemps pour qu'on en oublie nos anciens réflexes. Nos anciennes spontanéités. On hésitera peut-être avant de s’approcher de quelqu’un, avant de serrer une main, même lorsque ce sera de nouveau socialement acceptable. Nos câlins porteront des cicatrices. Des écorchures. Nos rapprochements dans un futur inconnu auront le handicap des blessures vives, d’avoir été amputés. Ils seront imprégnés d'une même mémoire.


Et maintenant, alors que tous nos échanges ou presque se sont concentrés sur un support numérique, dans la poche de quelques géants, nous pouvons nous considérer chanceux de ne pas encore avoir été frappés par un virus informatique. Une fois que nous aurons tout aseptisé et que nous nous serons préparés à la prochaine pandémie, il faudra peut-être attendre une pandémie virtuelle pour réaliser où nous exposons maintenant notre prochaine grande vulnérabilité.


Ah oui, parce que 2020 m’aura aussi appris ça. Que tout ce que je croyais jusqu’alors bien coulé dans le ciment pouvait être remis en question. J’ai toujours été optimiste, à la limite du déni, mais cette année, j'ai commencé à ajouter le « insh'allah », quand on me demande ce que j'ai prévu faire. En voulant dire, « si Dieu le veut ». Voilà. Sans m’en rendre compte, j’ai intégré ce concept apporté par le vent du désert qu’il n’y a aucune certitude et que tout peut arriver. 2020 m'a entrainée à vivre avec l'imprévu, au quotidien.


***


Si 2020 était une fable, elle parlerait de la nécessité de travailler nos racines. De recommencer par là. Ceux qui réapprennent à faire pousser des légumes dans leur cour sont peut-être les visionnaires de demain.


Merci 2020, d’avoir été intensément épique, surréelle, inattendue, radicale, médusante.

Merci, d’avoir été ce décapant à vernis, ce miroir grossissant, ce tsunami.

Cette tempête de neige du siècle.

Cette grande rupture.

Ce rendez-vous forcé avec moi-même. Avec mon enfant intérieur, confiné à la maison, en crise d'attention.

Cette belle occasion collective de recentrage, de réflexion, de métamorphose.

Cette invitation à se réhabiter pleinement, à broder nos ailes et à rebâtir nos temples.


N’est-ce pas là après tout, le dessein du cocon et de son âge d'or?



Images tirées du Recueil de plantes des Indes, Merian M.S.,1765

[Droits: Wageningen University & Research - Library, Special Collections]


1 Comment


marieclown79
Jun 02, 2021

Merci pour ce texte magnifiquement bien écrit à la fois juste et rempli de poésie.

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